Logo
Imprimer cette page

fr. Bernardo Molina OFMCap

Italiano PDF Word

 

Chapitre VII des Constitutions

Notre vie de pénitence

fr. Bernardo Molina OFMCap

Les origines de la spiritualité franciscaine et celles de l’Ordre des frères mineurs capucins se caractérisent par l’idéal et la pratique de la pénitence. Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’approfondir le sens du terme « pénitence » à la lumière des nouvelles Constitutions de l’Ordre. Pour en faciliter la lecture et la méditation, nous avons regroupé leur contenu en trois points fondamentaux : « Pénitence et conversion », « Pénitence et vie ascétique » et « Pénitence, réconciliation et miséricorde ».

1. Pénitence et conversion

Les Constitutions présentent, depuis le commencement, un lien explicite entre conversion et pénitence, dans la perspective du Nouveau Testament : « le Christ Jésus, en proclamant la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, a appelé les hommes à la pénitence, c’est-à-dire à ce total changement d’eux-mêmes, grâce auquel ils commencent à penser, juger et ajuster leur propre vie à la sainteté et à la charité de Dieu manifestées en son Fils »[1]. Cette adhésion demande à la personne de reconnaître son propre péché et de rechercher le pardon, dans l’engagement constant d’orienter sa vie selon les instances de l’Évangile, à la suite du Maître : « convertissez-vous et croyez en l’Évangile »[2], un appel qui prend forme de manière particulièrement éloquente dans la parabole du fils prodigue[3]. Nombreux sont les textes de l’Évangile dans lesquels la pénitence, comprise comme conversion, apparaît en relation étroite avec la vie du disciple du Christ[4].

Jésus, en prêchant le Royaume, invitait ses disciples à donner une réponse de foi et de conversion : ainsi s’est constituée la nouvelle communauté messianique, dans laquelle l’Église plonge ses racines et, par conséquent, aussi l’Ordre des Frères Mineurs Capucins[5]. La conversion naît de la grâce de Dieu, comme le croyait François d’Assise : « le Seigneur me donna ainsi à moi, frère François, de commencer à faire pénitence »[6]. Si le Seigneur accorde de faire pénitence, celle-ci est avant tout une grâce, une expression de sa miséricorde et non la reconnaissance des mérites de l’être humain. Elle est le fruit de la gratuité de Dieu et non le résultat des efforts du chrétien. C’est Dieu lui-même, dans le Verbe incarné, qui s’approche de l’homme et lui ouvre la possibilité d’être et de se sentir à nouveau fils du Père[7] : cela suppose un changement radical de chemin et de direction dans toute la vie jusqu’à ses plus intimes mouvements, attitudes et objectifs. Il s’agit d’une transformation de la personne à partir de la racine, c’est-à-dire d’une repentance totale pour se réorienter et se réorganiser selon les critères du Royaume de Dieu, qui implique une nouvelle hiérarchie de valeurs. C’est un changement fondamental dans notre façon de penser, de ressentir et d’agir. Cela consiste en une éducation et un agencement de la vie selon le style de Jésus pour parvenir à lui être conforme. Le Fils du Père nous a invités à retourner à Dieu, mais à le faire maintenant ; c’est donc un appel imminent et urgent, car il est orienté vers l’avènement du Royaume. Il faut donner au Seigneur la priorité absolue, en le reconnaissant comme Seigneur et Père : tout cela implique une rupture avec la vie antérieure pour adopter un nouveau style de pensée, de perception et d’action. La réponse à l’appel du Royaume de Dieu suppose aussi la foi, mais une foi ferme et sûre, c’est-à-dire une confiance inébranlable en Dieu. Le baptême confirme et scelle ces deux piliers fondamentaux de la vie chrétienne, et la vie consacrée sera donc une radicalisation de la vocation chrétienne originelle : « cette conversion en une nouvelle vie, qui commence avec la foi et le baptême, exige un effort constant de renoncement quotidien à nous-mêmes »[8]. La vie de pénitence conduit et encourage le frère mineur à renoncer à lui-même, en le guidant sur la longue route vers l’altérité, comprise comme sortie de soi et du siècle, c’est-à-dire du cercle clos de la chair et des critères du monde[9]. Cette idée est approfondie dans les points suivants :

a. Pénitence et développement

La vie de pénitence est un développement qui a un début mais qui n’a pas de fin. Le parcours n’est pas orienté vers une fin ou un but, mais plutôt vers une plénitude. C’est ce qu’exprime François d’Assise lorsqu’il utilise dans ses écrits des expressions conjuguées au gérondif : « vivant », « promettant »[10], etc. Ceci constitue une caractéristique du processus de conversion du frère mineur et de la proposition évangélique, dont l’objectif n’est pas le but, mais le chemin. En cela consiste également la dimension eschatologique de la vie de pénitence, qui regarde vers une réalisation sublime et, en même temps, est pleinement responsable du moment présent. La pénitence est donc un processus qui implique toute la vie du croyant, qui collabore ainsi avec le plan du salut, avec la vie et la mission de l’Église et avec l’humanisation de toutes les structures sociales[11].

Dans son Testament, François d’Assise affirme que le Seigneur lui accorda « de commencer à faire pénitence ». Cette action implique un grand dynamisme, car elle indique que la pénitence n’est pas un point d’arrivée de l’histoire, un moment isolé ou une situation statique. C’est un départ qui suppose un prolongement ou une continuité. François le conçoit comme une force dynamique qui conduit à abandonner définitivement le péché (la recherche de soi) et à retourner au Seigneur, qui appelle sans cesse. La pénitence est donc une condition de la vie chrétienne caractérisée par un développement marqué par un début, une persistance et une fin. C’est un itinéraire qui se poursuit tout au long de la vie de la personne, et qui a une fonction de médiation pour conquérir la vie éternelle, moment où la conversion ne sera plus nécessaire car on jouira de la pleine possession de l’amour. Cet aspect particulier de la pénitence comme début permanent s’exprime existentiellement dans les paroles que Thomas de Celano, le premier biographe de saint François, attribue au Saint après cet événement culminant que fut la stigmatisation sur l’Alverne. Le biographe affirme en effet que bien qu’à ce moment-là le Père glorieux « soit déjà consommé en grâce devant Dieu et brille par ses saintes actions entre les hommes de ce monde, il pensait toujours à lancer des entreprises plus parfaites (...). Comme, à l’occasion de sa maladie, il tempérait par nécessité son ancienne rigueur, il disait : « commençons, mes frères, à servir le Seigneur Dieu, car jusqu’ici nous avons à peine ou très peu fait de progrès »[12].

b. Pénitence et disposition du cœur

La pénitence est une disposition du cœur qui, à son tour, se concrétise dans la pratique : « la pénitence, comme exode et conversion, est une disposition du cœur qui exige dans la vie quotidienne des manifestations extérieures auxquelles doit correspondre une vraie transformation intérieure »[13]. Il existe un lien indissoluble entre l’intérieur et l’extérieur. Le point de départ est le cœur du frère mineur qui doit avoir une telle disposition pour pouvoir vivre la vie évangélique. C’est la disponibilité qui nous permet d’accueillir le don de la grâce et de le rendre efficace. De ce point de vue, on comprend bien que la pénitence est un long et lent chemin d’exode et de conversion, qui demande à chaque frère de prendre soin et de cultiver le don reçu. Elle s’inscrit dans le champ de l’auto-formation, dont chaque frère est responsable, en étant appelé à avoir une attitude vigilante et proactive. Affirmer que le point de départ est la personne ouvre des perspectives différentes : ainsi s’esquisse un objectif positif et enrichissant mais aussi une tâche ardue et stimulante. Chaque personne est différente et cela implique d’apprendre à être patient par rapport au cheminement que chacun entreprend, mais en même temps une communion d’idéaux est nécessaire pour guider positivement le chemin et éviter tout type de justification ou de paralysie.

Le champ de la pénitence implique donc deux domaines : l’interne et l’externe. La conversion, en tant qu’acte intérieur, est le mouvement du cœur qui, dans de nombreux cas, se concrétise et trouve son complément dans le sacrement de la réconciliation tandis que, dans d’autres cas, il s’exprime dans la pénitence comme mortification, c’est-à-dire dans des signes extérieurs révélateurs d’un changement moral. Cette logique de réciprocité entre intérieur et extérieur permet de vivre la vie de pénitence de manière joyeuse et dynamique.

c. Pénitence et croix

La pénitence est une grâce et un point de départ de la vocation. Cela ne signifie pas qu’elle soit comprise et assumée uniquement comme un prérequis du premier moment de la conversion, mais plutôt qu’elle est considérée comme une option permanente de la vie chrétienne. Cet aspect est exprimé dans la lettre que François adresse à tous les frères de l’Ordre dans laquelle, les exhortant à réciter l’office divin selon la Règle, il utilise l’une des expressions les plus incisives de tous ses écrits : « quelques frères que ce soient qui ne voudraient pas observer cela, je ne les tiens ni pour catholiques ni pour mes frères ; je ne veux même ni les voir ni leur parler, jusqu’à ce qu’ils aient fait pénitence »[14]. La conviction qu’il s’agit d’une condition de vie était si ferme dans l’esprit du Saint que, dans l’une de ses exhortations, il n’hésite pas à placer les pénitents aux côtés des justes et des bienheureux qui rendent gloire à Dieu[15].

La vie des frères mineurs consiste donc en une véritable pratique pour mieux incarner les valeurs évangéliques. La conséquence directe et concrète, préconisée par les Constitutions, en est l’accord de « notre vie au précepte évangélique de la pénitence : qu’elle soit donc simple et modeste en tout, comme il sied à des pauvres »[16]. En effet, le mode de vie des pauvres est une référence pour la vie de pénitence des frères, et deux attitudes importantes sont soulignées dans le texte : « simple et modeste ». Le fondement de la pratique personnelle et communautaire de la mortification est la passion et la mort du Christ, qui éduque les sentiments et les actions des frères. Que François d’Assise et tous les Saints de l’Ordre, qui incarnent de manière exceptionnelle le charisme de la vie évangélique que Dieu a donnée à l’Église, soient pris en exemple : « Les pénitents franciscains doivent toujours se distinguer par une charité délicate et affectueuse et par leur joie, à l’exemple de nos saints, sévères pour eux-mêmes mais pleins de bonté et d’attention pour les autres »[17]. Toute leur vie montre comme par transparence la présence de Dieu, et devient ainsi un lieu de formation pour les frères. La mortification, avant d’être un devoir, est une option gratuite qui naît dans l’intimité de chaque frère : « En souvenir de la Passion de Jésus, à l’exemple de saint François et de nos saints, pratiquons aussi la mortification volontaire, usons avec modération de la nourriture, de la boisson et des divertissements, afin que tout témoigne de notre condition de pèlerins et étrangers »[18]. Tout doit exprimer leur statut d’étrangers et de pèlerins, puisque les frères mineurs sont des hommes qui sont en chemin vers un but futur, et qui ordonnent leurs options immédiates, grandes et petites, en vue de ce bonheur futur. De ce point de vue, la pénitence, ne peut être comprise qu’à partir d’une perception de foi : quiconque grandit dans la vie de foi doit aussi grandir dans la vie de pénitence, et quiconque persévère dans l’une doit persévérer aussi dans l’autre.

d. Pénitence et nouveauté de vie

Lorsque François parle de pénitence, il recourt souvent à l’idée de persévérance. Ainsi, la 1Reg contient une exhortation que les frères devront utiliser dans leur prédication : « Bienheureux ceux qui meurent dans la pénitence, car ils seront dans le Royaume des cieux. Malheur à ceux qui ne meurent pas dans la pénitence, car ils seront fils du diable (1Jn 3,10) dont ils font les œuvres (Jn 8,41), et ils iront dans le feu éternel (Mt 18,8 ; 25,41) »[19]. L’antithèse entre ceux qui meurent et ceux qui ne meurent pas en pénitence est précieuse pour son caractère eschatologique, car persévérer en celle-ci ouvre les portes du Royaume des Cieux aux fils de Dieu, tandis que ne pas le faire conduit à être « fils du diable ». Cette opposition accentue le dynamisme que la vie de pénitence possède dans la pensée de François, puisqu’elle ne peut se réduire à des moments sporadiques de la vie, mais doit caractériser toute l’existence jusqu’à la mort. La vie de pénitence ne consiste donc pas à faire des pénitences mais à être des pénitents, elle ne réduit pas la conversion à une action purement spéculative, à un simple exercice mental, à un raisonnement, mais elle la traduit en une action qui porte du fruit, c’est-à-dire en des actions concrètes qui témoignent d’un chemin vers le Royaume de Dieu.

Du point de vue de la spiritualité franciscaine, on pourrait dire que la vie est un parcours à soutenir avec constance pour vivre pleinement. Se sentir en chemin, c’est être orienté, projeté vers l’avant, en marche vers le bonheur, avoir confiance dans l’issue finale de l’histoire de sa propre vie. L’auteur du Psaume 139 note que, même en voulant s’échapper, on se dirige toujours en réalité vers Celui dont on tente de s’éloigner. Et il se rend compte, bouleversé, qu’il n’est pas possible d’entreprendre un voyage qui nous éloignerait de la présence de Dieu, puisque toute la vie est un voyage avec lui et vers lui. Qu’il suffise de penser à Israël, qui expérimenta le don d’être guidé et conduit sur les routes du monde comme sur les ailes protectrices d’un aigle[20]. De même, lorsque le frère mineur parvient à raconter son histoire comme chemin vers Dieu, il en fait une confession de foi, dans la mesure où il lui a été donné de voir que sa vie a retrouvé un sens, est traversée par une direction, qui est en substance le Fils de Dieu lui-même et l’annonce du Royaume. La route, parfois, cache la surprise de la grâce dans le paradoxe d’un voyage inattendu qui annule nos projets, dans un événement qui nous laisse désorientés et perdus, sans savoir où nous sommes actuellement et où nous allons, sans points de repère personnels ou fraternels, sans comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons et vivons comme nous vivons. Qui ose aller de l’avant, même de manière incertaine, et continue de chercher sans perdre la raison, affirme, à chacun de ses pas, qu’il met sa confiance en quelqu’un d’autre, qui est le Chemin, la Vérité et la Vie[21]. En ce sens, la vie de pénitence peut être définie comme l’amour qui cherche, c’est-à-dire l’amour qui est toujours en chemin : « le cœur attristé par nos péchés et ceux des autres, désireux d’être renouvelés en notre vie, accomplissons les œuvres de pénitence en les adaptant toutefois aux mentalités diverses selon les lieux et les temps »[22].

2. PÉnitence et vie ascÉtique

François voulait que ses frères soient des hommes de pénitence, qu’ils vivent dans un processus constant de conversion. L’exercice de la pénitence contribue à la rééducation de la manière de penser, de sentir et d’agir ; cela implique une dimension ascétique, qui a une valeur pédagogique, dont le but est d’atteindre la véritable image de l’homme nouveau dans la sainteté : « Pratiquons donc nous aussi le jeûne, la prière et les œuvres de miséricorde qui nous conduisent à la liberté intérieure et nous ouvrent à l’amour de Dieu et du prochain »[23].

Le dynamisme de l’austérité et de l’ascétisme, qui sont caractéristiques de la tradition de l’Ordre, contribue à atteindre cet objectif. Cependant, certains attribuent au terme « ascétisme » le sens négatif de la fuga mundi à partir d’une appréciation négative de la corporalité qui encouragerait des pratiques préjudiciables pour le corps. En outre, cela peut être compris comme renoncement au plaisir, promotion de la mortification et sacrifice personnel ; cela pousserait à contrôler les appétits débridés et l‘attirance excessive pour le plaisir et la joie. En réalité, une saine vision de l’ascèse se tient bien éloignée de ces préjugés. Il ne s’agit pas de limiter, de contrôler et de supprimer, mais plutôt d’explorer, d’élargir et de discerner. L’ascétisme compris comme pratique et exercice, et non comme recherche d’auto-perfectionnement, met en lumière et oriente de manière constructive le potentiel de l’être humain, aide à discerner et à canaliser l’instinct de domination, de consommation et de possession, tout en faisant prospérer les bons désirs d’amour, de justice, de miséricorde, d’humilité et de charité. En ce sens, il est possible de libérer le terme d’ascèse des associations négatives qu’il peut évoquer, car il comprend et associe de manière significative une grande variété de pratiques, d’attitudes et d’efforts que les frères mineurs sont appelés à vivre.

L’action de l’Esprit Saint et l’exercice constant de la pénitence contribuent à établir une relation saine et équilibrée avec soi-même, avec Dieu, avec les autres, avec la création et surtout avec les pauvres ; tout cela est canalisé dans la construction de la fraternité évangélique universelle. François a prêché la pénitence et voulait que les frères fassent de même. Cette prédication primitive se caractérisait par deux éléments fondamentaux : l’invitation à louer et à faire pénitence[24]. Elle présentait également une cohérence existentielle, puisque la parole proclamée reflétait et synthétisait la vie des frères. C’est pourquoi les Constitutions, alors qu’elles contemplent la figure de François, énoncent « qu’avec grande ferveur, dans la joie d’un esprit nouveau, il a fondé sa vie sur les béatitudes évangéliques, il a continuellement prêché la pénitence en encourageant par son exemple et sa parole tous les hommes à porter la croix du Christ et a voulu que ses frères soient des hommes de pénitence »[25]. La pratique et la prédication de la pénitence ne peuvent être comprises qu’à partir de la joie et de l’allégresse qui découlent de la conscience de l’œuvre de Dieu dans chacun de ses enfants. Voici l’élément constitutif de ce que nous appelons la vraie joie qui est participation au mystère pascal du Christ : « par cet effort, nous complétons en nous ce qui manque aux souffrances du Christ et participons à la vie de l’Église, à la fois sainte et devant encore se purifier. Nous consolidons l’unité de la famille humaine dans la charité parfaite et hâtons ainsi la venue du Royaume »[26]. En ce sens, la pénitence dans les Constitutions des capucins est vue sous différents angles et ne renvoie pas à une foi conceptuelle et abstraite, mais acquiert un aspect très concret dans la personne même de Jésus-Christ. La 1Reg nous présente une dimension très originale et étonnamment actuelle de la pénitence, puisqu’elle n’y est pas comprise comme une activité d’auto-perfectionnement mais, par-dessus tout, comme une vertu sociale : « et nous te rendons grâces, car ton Fils lui-même viendra à nouveau dans la gloire de sa majesté envoyer au feu éternel les maudits, qui n’ont pas fait pénitence et ne t’ont pas reconnu, et dire à tous ceux qui t’ont reconnu, adoré et servi dans la pénitence : venez les bénis de mon Père, recevez le Royaume qui vous a été préparé depuis l’origine du monde (cf. Mt 25, 34) »[27].

Comme on peut l’observer, le texte renvoie directement au jugement eschatologique[28] dans lequel Jésus-Christ s’identifie aux affamés, aux assoiffés, aux prisonniers, etc. Le concept de pénitence, qu’il soit pratiqué ou qu’il ne soit pas assumé, est lié à la connaissance du Fils. Dans le texte, en effet, la pratique de la pénitence s’accompagne non seulement de la connaissance du Fils, mais aussi de l’adoration et du service de celui-ci. Il est intéressant de noter la succession de verbes utilisés par François dans la partie positive : « ceux qui t’ont reconnu, adoré et servi ». Connaître, adorer et servir le Fils en pénitence équivaut à connaître, servir et adorer ceux qui sont marginalisés à cause de la faim, de la pauvreté ou du manque de liberté. À la lumière de ce texte, la pénitence ne se réduit donc pas à une pratique individualiste qui, par conséquent, est presque toujours insaisissable, mais a au contraire un profond impact social, dans la mesure où elle implique un effort pour reconnaître Jésus-Christ et pour être en mesure de le servir dans les pauvres et les plus marginalisés de la société. La même conception de la pénitence peut être identifiée dans la rencontre de François avec les lépreux, pour lesquels lui-même reconnaît avoir eu de la répugnance quand il était dans les péchés, mais quand « le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et [que] je fis miséricorde avec eux », alors « ce qui me semblait amer fut changé pour moi en douceur de l’esprit et du corps »[29].

Selon la pensée de François, l’un des aspects les plus importants de la pénitence est qu’elle porte ses fruits. Cela signifie qu’elle ne peut pas être conçue comme une vertu intimiste mais doit se manifester à travers des signes qui rendent crédible quiconque prétend la pratiquer. En outre, c’est une pratique qui engage et interpelle la responsabilité de toute la fraternité : « interrogeons-nous à la lumière de l’Évangile, personnellement et en fraternité, principalement en chapitre local, sur notre style de vie et sur nos choix : qu’ils soient toujours l’expression d’un cheminement de conversion communautaire »[30]. De ce point de vue, les Constitutions proposent la pratique suivante :

a. Charité et joie

La vie de pénitence a son fondement dans l’amour de Dieu manifesté en Christ. Dans le Fils bien-aimé, mort et ressuscité, l’amour atteint le sommet de la charité. À l’école de la méditation et de la contemplation de la passion et de la croix du Christ, éléments caractéristiques de la tradition capucine, les frères acquièrent des entrailles de miséricorde et de compassion : « l’esprit de pénitence dans une vie austère est un trait caractéristique de notre Ordre : de fait, à l’exemple du Christ et de saint François, nous avons choisi la voie étroite de l’Évangile »[31]. La beauté de la pénitence réside dans le fait de donner et d’offrir sa vie et non pas seulement dans l’auto-perfectionnement ou l’ascèse personnelle[32]. La beauté du frère pénitent réside, en effet, dans la miséricorde et la compassion, « à l’exemple de nos saints, sévères pour eux-mêmes mais pleins de bonté et d’attention pour les autres »[33].

b. Les œuvres de pénitence

La vie de pénitence et la pratique de la pénitence engendrent le bonheur. Être unifié sur le plan spirituel, relationnel et existentiel génère en effet une cohérence qui, contrairement à la division et à la fragmentation, conduit à l’expérience d’une vie joyeuse et libre. En ce sens, l’ascèse de la pénitence est un élément pédagogique qui s’exprime très bien dans les recommandations pratiques : « offrons donc pour notre salut et celui des autres, la pauvreté, l’humilité, les difficultés de la vie, la fidélité au travail quotidien, la disponibilité dans le service de Dieu et du prochain, l’engagement à mener la vie fraternelle, le poids de la maladie et des ans, et d’éventuelles persécutions à cause du Royaume de Dieu. Ainsi, souffrant avec celui qui souffre, puissions-nous toujours nous réjouir de notre conformité au Christ »[34]. Ces éléments ne reflètent guère l’idée d’une vie rigide qui ne cherche que la perfection de soi-même, mais se présentent comme une opportunité et un point de départ pour réaliser le commandement de l’amour et de la vie en conversion. La vie de pénitence est une réponse à l’amour : « avant tout, rappelons-nous que notre vie consacrée à Dieu est par elle-même une excellente forme de pénitence »[35] et pour cette raison elle ne peut être comprise qu’à partir de la joie et de la liberté. Nous participons et célébrons le mystère pascal du Christ en reproduisant le mouvement miséricordieux de Dieu manifesté dans la kénose de l’Incarnation et de la Croix, fondement et principe de la vie en pénitence.

c. Quelques pratiques pénitentielles

Christ, le Fils bien-aimé, est l’envoyé du Père. Au début de sa mission, guidé par l’Esprit Saint, il jeûna dans le désert : « le Christ Seigneur, après avoir reçu du Père sa mission, a été conduit par l’Esprit Saint dans le désert où il a jeûné quarante jours et quarante nuits »[36]. François, disciple fidèle, a repris le jeûne et la prière comme terrain de formation et de rencontre avec Dieu. Dans la pratique de la vie de pénitence, trois éléments sont étroitement liés : le jeûne, la prière et les œuvres de miséricorde. Ces éléments caractérisent l’ascétisme chrétien et sont ordonnés à la formation et à la donation de la personne. Voici quelques considérations importantes concernant ces aspects fondamentaux :

· Le jeûne : cette pratique est incluse dans la suite du Christ comme un élément concret qui permet au frère mineur de générer les sentiments du Fils, en particulier le primat de Dieu et la compassion envers ceux qui souffrent de toutes sortes de fragilités. L’objectif est d’aider le frère à sortir de lui-même et à aller à la rencontre des autres pour être entraîné par la main du Maître dans le service et le dévouement aux autres. Lorsque la personne se met elle-même au centre, tout gravite autour d’elle, nourrissant l’égocentrisme, l’autoréférentialité, l’incapacité de voir et d’entendre le cri des autres et la voix de Dieu. À la lumière de la Parole de Dieu, le jeûne et les autres pratiques de pénitence peuvent acquérir beaucoup de sens et aider à corriger certaines attitudes typiques de la culture de consommation actuelle, dans la mesure où elles s’opposent à l’individualisme et favorisent la gratitude, la solidarité et la redécouverte de la beauté.

· La prière : la vraie pratique de la pénitence consiste en une vie centrée sur Dieu, soutenue par la foi, qui se nourrit de la rencontre avec lui et avec la réalité. Elle s’exprime dans la suite radicale de Jésus et de l’Évangile, impliquant un processus continu de conversion et de libération. Cela signifie entrer dans la dynamique des sentiments de Jésus afin que l’esprit, le cœur et la volonté soient modelés sur le Christ.

· Les œuvres de miséricorde : sans une authentique vie de pénitence, il n’y a ni gratitude ni générosité. Au contraire, les œuvres de miséricorde se transforment dans la mesure même où le frère mineur rend féconde la pénitence. Cela évite à la pénitence de se concentrer exclusivement sur l’auto-perfectionnement, qui peut conduire à l’écueil de l’égoïsme, dissimulé par une vie ascétique rigoureuse. François n’a pas son pareil pour démasquer ce genre d’attitudes, caractéristiques d’une pseudo-sainteté[37]. Le texte des Constitutions lui-même confirme ce qui précède : « partageons fraternellement avec les autres pauvres ce qui, du fait d’une plus rigoureuse privation, nous restera de la table du Seigneur et, selon notre usage traditionnel, accomplissons avec plus de ferveur les œuvres de miséricorde »[38]. Les frères sont invités à s’ouvrir à l’action de l’Esprit Saint. C’est l’Esprit qui fait toutes choses nouvelles, c’est Lui qui crée et recrée l’existence et la rend capable de s’engager sur de nouvelles voies. Sans une vie enracinée dans l’Esprit, toute voie de bien et de bonté est impensable.

d. Temps liturgiques de pénitence spéciale

La liturgie est la célébration annuelle et quotidienne du plan divin du salut. À travers lui, le frère mineur célèbre et apprend le mouvement miséricordieux de Dieu : il est devenu un mineur et un frère. En ce sens, la liturgie est un espace de formation et de motivation pour la pratique de la vie en pénitence[39]. Les Constitutions proposent quelques moments importants :

· Le carême : cette pratique est une manière de s’unir au Christ et à l’Église. Il s’agit de prier, méditer et contempler la passion et la mort du Christ, afin de susciter chez le frère les sentiments du Fils bien-aimé.

· Le vendredi : cette pratique vise à conformer la vie des frères à la passion et à la mort du Christ. La mémoire reconnaissante actualise le mystère du salut, sensibilisant le frère à la compassion.

· Les vigiles : l’action vigilante et toujours attentive augmente l’espérance des frères mineurs et nourrit la dimension eschatologique de l’Ordre, comme anticipation du Royaume des Cieux.

Celles-ci et d’autres pratiques visent à rendre la vie du frère mineur plus joyeuse et plus cohérente, à « ne pas paraître triste et hypocrite », comme le dit François lui-même. Les frères sont appelés à vivre une joyeuse pénitence. Il est également nécessaire de mentionner la communion au Corps et au Sang du Christ. L’union de ces deux aspects explique que la pénitence deviendra une condition de vie dans la mesure où elle sera soutenue par le Corps et le Sang du Christ.

3. PÉnitence, rÉconciliation et misÉricorde

Un autre noyau thématique important présenté par les Constitutions est la relation entre pénitence, réconciliation et miséricorde. On pourrait dire que, dans la pensée de François, faire pénitence et user de miséricorde sont des réalités intimement liées, comme cela est bien exprimé dans le Testament[40]. Dans ce processus, les lépreux ont joué un rôle fondamental. Vivre parmi eux et faire miséricorde avec eux a stimulé son exode du monde, c’est-à-dire l’abandon d’une certaine façon de penser, de ressentir et d’agir, au point de le faire changer d’espace géographique et de le conduire à une nouvelle façon d’être en société et dans l’Eglise. François a été conduit par Dieu vers la périphérie, vers les fragiles et les petits : « saint François a reçu du Seigneur la grâce de commencer sa vie de pénitence et de conversion en pratiquant la miséricorde envers les lépreux et en sortant aussitôt du siècle »[41]. Ce cheminement l’a conduit à passer du jeune François au frère François. Sa conversion a été marquée par la miséricorde envers les pauvres, la repentance et le changement de vie. En ce sens, quelques idées importantes sont présentées :

a. Pénitence et repentance

François insiste pour dire aux frères qu’ils doivent éviter le péché parce que les conséquences qui en résultent sont extrêmes : cela désintègre l’homme, crée une disharmonie dans le plan originel de Dieu pour chaque personne, brise et endommage les niveaux fondamentaux de la relation humaine avec soi-même, avec Dieu, avec les autres et avec la création. Le péché crée un désordre dans les relations qui, à son tour, engendre des cercles vicieux qui peuvent dominer l’existence du frère mineur, créant une accumulation de luttes internes qui divisent de plus en plus la personne. Cela génère un cœur agressif et violent, c’est-à-dire la tendance constante à provoquer et à attaquer les autres. La pulsion de destruction ne se manifeste pas seulement dans un lieu géographique, mais a son origine et sa demeure dans le cœur désintégré de l’homme. L’injonction que François adresse aux frères qu’ils « ne se disputent pas, qu’ils ne se querellent pas en paroles (cf. 2 Tm 2, 24), et qu’ils ne jugent pas les autres ... »[42], met en évidence cette situation de « non-paix ». Conscient des conséquences de l’infidélité envers Dieu, le texte des Constitutions nous invite à reconnaître « le péché en nous et dans la société humaine », pour raffermir notre engagement « à notre conversion et à celle des autres, afin d’être conformés au Christ crucifié et ressuscité »[43].

b. Pénitence et vie sacramentelle

Par la rémission des péchés, opérée par le Saint-Esprit, nous recevons les bienfaits de la passion et de la mort du Christ. Le Père regarde le monde à travers la croix du Fils, restituant ainsi à chacun sa dignité originelle de Fils. La passion et la mort du Christ manifestent la puissance de la miséricorde du Père. Les frères intimement unis à l’Église font l’expérience de l’action miséricordieuse et vivifiante de la grâce : « par le sacrement de la pénitence ou de la réconciliation, par l’œuvre de l’Esprit Saint qui est la rémission des péchés, alors que nous expérimentons les bienfaits de la mort et de la résurrection du Christ, nous participons plus intimement à l’Eucharistie et au mystère de l’Église »[44]. La pénitence évangélique est vécue dans la communauté des baptisés, parce que la vie renouvelée des frères est un témoignage rendu à l’amour de Dieu. Le sacrement de la réconciliation purifie et guérit le frère non seulement pour lui-même mais aussi en vue d’une guérison communautaire. Les frères réconciliés et pacifiés, en authentiques mineurs, promeuvent la réconciliation et la conversion fraternelle avec tous les hommes : « dans ce sacrement, ce n’est pas seulement chaque frère, mais la communauté des frères qui est purifiée et guérie du péché pour rétablir à la fois l’union avec le Sauveur et la réconciliation avec l’Église »[45]. La célébration communautaire du pardon ouvre la perspective à une dimension universelle et inclusive de l’expérience de la miséricorde du Père. En ce sens, la grâce célébrée et reçue dans les sacrements, qui purifie et renouvelle le frère, contribue également à conforter « dans notre engagement de fidélité à notre forme de vie »[46]. La fidélité et la persévérance vont au-delà du fait de rester dans l’Ordre, puisqu’elles sont principalement orientées vers la réalisation de la vie évangélique, qui implique un développement quotidien et concret, la mise en pratique de la Règle, la vie même des frères mineurs. C’est en celle-ci que consiste l’appartenance et la participation à la vie de l’Ordre et de l’Église. De ce point de vue, quelques recommandations pratiques sont opportunes :

· La célébration fréquente du sacrement de la réconciliation. Les frères reçoivent le pouvoir de confesser selon les normes de l’Église et de l’Ordre[47]. De plus, ils sont eux-mêmes invités à confesser leurs péchés à tout prêtre autorisé : « ayons donc en grande estime le sacrement de la réconciliation et profitons-en fréquemment. Réconciliés avec Dieu, efforçons-nous de répandre entre nous son amour grâce au pardon réciproque, et travaillons à la réconciliation fraternelle »[48]. En même temps, les frères confesseurs doivent adopter et cultiver un cœur bienveillant pour éviter de s’irriter et de se troubler du péché de leur prochain[49]. Cela exige de tenir compte non seulement de la fréquence avec laquelle le sacrement est pratiqué, mais aussi de la manière dont il est célébré et de ses répercussions sur la vie ordinaire.

· L’examen de conscience quotidien et l’accompagnement spirituel. C’est non seulement une pratique recommandée aux autres, mais aussi un outil efficace dans la vie du frère lui-même, qui reflète avec quel sérieux on cultive et prend soin de sa propre vocation : « afin de pouvoir répondre généreusement aux motions de l’Esprit Saint et orienter résolument notre vie vers la sainteté, tenons aussi en grande estime l’examen de conscience quotidien et l’accompagnement spirituel »[50]. L’animation du gardien touche également ces aspects importants, encourageant l’expérience d’une vie pénitentielle orientée vers le développement spirituel du frère.

· La célébration communautaire de la pénitence. Ce moyen aide les frères à ne pas perdre de vue la dimension sociale de la conversion qui concerne avant tout la fraternité, l’Église et la société : « conscients de la dimension sociale de la conversion, cherchons aussi à pratiquer la célébration communautaire de la pénitence que ce soit en fraternité ou avec le peuple de Dieu »[51]. Ces initiatives peuvent contribuer à restaurer la paix et l’harmonie entre les frères et entre les hommes. La miséricorde de Dieu célébrée et partagée contribue à créer et à promouvoir des environnements de réconciliation, de solidarité et de justice.

c. Pénitence et miséricorde

Toute la fraternité est impliquée dans le péché ou la fragilité du frère : « aimons-nous les uns les autres de l’amour dont le Christ nous a aimés. Si un frère se trouve en difficulté, ne l’évitons pas mais aidons-le avec sollicitude. S’il vient à tomber, rappelons-nous que chacun de nous tomberait plus bas encore si Dieu, dans sa bonté, ne nous gardait. Ne soyons donc pas ses juges, mais de vrais frères et aimons-le encore davantage »[52]. Il s’agit de prendre soin de la vie des frères et d’ouvrir les portes du pardon sans condamner ni se séparer[53]. Ne pas fuir le frère en difficulté, mais plutôt pratiquer l’accueil et l’acceptation des autres : « Béni soit l’homme qui soutient son prochain selon sa fragilité autant qu’il voudrait être soutenu par lui s’il était dans un cas semblable »[54]. Porter la fragilité de l’autre est un paradigme christologique que le frère est invité à revivre dans le dynamisme de la miséricorde : « Considérons, tous les frères, le bon Pasteur qui, pour sauver ses brebis, a supporté la passion de la croix »[55]. Cela suppose le grand défi de créer des environnements de miséricorde à travers des attitudes concrètes, comme l’indiquent les Constitutions, sur la base de la Lettre à un Ministre. Concernant ces comportements recommandés, il convient de noter les éléments suivants :

· Ne pas diffamer ni calomnier. Ces actions sont tout à fait contraires à la minorité, car le frère s’attribue à lui-même le droit de juger et se place donc au-dessus des autres, en tant qu’autorité morale. François invite ses frères à éviter les vices de détraction et de murmure, opposés à Dieu[56]. Ne pas juger l’autre est le résultat de la connaissance et de la recherche de soi : la personne se concentre alors sur ses propres défauts, reconnaît ses côtés sombres, sait qu’elle peut aussi tomber exactement dans ce qu’elle critique chez les autres. De plus, lorsque l’autre commet un péché, il ne faut pas se scandaliser, mais se souvenir de ses propres péchés.

· Miséricorde et protection. Elles activent des sentiments de compassion et de tendresse envers celui qui se trouve dans la souffrance et dans l’erreur. On pourrait les traduire métaphoriquement par l’image de la construction d’un mur de soutènement qui protège le frère, pour lui éviter toute sorte de préjugé ou d’étiquette. C’est l’art d’apprendre à honorer la vie des autres, avec leurs vertus et leurs défauts, en gardant secret le péché de l’autre. La confidentialité et la protection naissent d’un cœur paisible et humble, attitudes fondamentales de la pauvreté d’esprit et de la minorité[57].

Le gardien a un rôle important et fondamental. Le terme « gardien », en effet, porte en lui une connotation affective de soin et de sollicitude pour l’autre. Cependant, son rôle ne se limite pas à prendre soin de l’autre, mais inclut un soutien dans la réalisation de la suite du Christ. Le gardien non seulement défend, protège et prend soin des frères dans les différentes nécessités, mais accomplit tout cela en l’ordonnant à la fidélité évangélique des frères qui lui sont confiés. La fonction du gardien, comme du ministre, est de conduire les frères à Dieu. Son modèle est le Bon Pasteur, c’est pourquoi il doit essayer de recréer en lui les sentiments de Jésus « qui pour sauver ses brebis, a supporté la passion de la croix »[58]. Il doit aussi accueillir les frères avec une grande disponibilité de cœur et avec un regard bienveillant : « que les ministres et les gardiens entourent d’une miséricorde paternelle les frères qui pèchent ou qui sont en danger et qu’ils leur apportent les secours opportuns et efficaces selon Dieu »[59]. Les frères, en particulier ceux qui se trouvent dans une situation de fragilité, sont invités à se faire aider et accompagner, acceptant humblement le don de la grâce et de la solidarité fraternelle. Un autre aspect important du rôle du gardien et du ministre est la réparation en cas de dommage présumé dû à la mauvaise conduite des frères : « que les ministres et gardiens agissent envers les personnes ou les communautés, éventuellement lésées par les péchés des frères, avec la même sollicitude, dans la mesure de leur possibilité et de leur compétence »[60].

Les Constitutions sont basées sur l’esprit du Frère François tel qu’exprimé dans la Lettre à un ministre. Ce très beau texte offre une merveilleuse pédagogie de la miséricorde, sur laquelle fonder les relations interpersonnelles entre les frères et avec toutes les personnes en général. De cette manière, la discipline et la correction restent revêtues de patience et d’humilité, comme le soulignent les Constitutions elles-mêmes : « avec amour et vérité, cherchons à pratiquer la correction fraternelle enseignée par Jésus »[61]. Et le texte de la Lmin précisait : « et en ceci je veux connaître si tu aimes le Seigneur et moi, son serviteur et le tien : si tu fais cela, à savoir qu’il n’y ait au monde aucun frère qui ait péché autant qu’il aura pu pécher et qui, après avoir vu tes yeux, ne s’en aille jamais sans ta miséricorde, s’il demande miséricorde. Et s’il ne demandait pas miséricorde, toi, demande-lui s’il veut la miséricorde. Et si après cela il péchait mille fois devant tes yeux, aime le plus que moi pour le tirer au Seigneur ; et sois toujours miséricordieux pour de tels frères »[62].

La preuve de l’authenticité de l’amour pour le Seigneur est l’amour pour le frère. Surtout, l’exercice de l’amour dans une situation particulière, qui implique le péché et l’offense. L’amour s’incarne dans le mouvement miséricordieux avec l’autre : « en ceci je veux connaître si tu aimes le Seigneur ». Le texte de la Lmin met en évidence quelques attitudes et éléments fondamentaux de la pénitence du point de vue de la miséricorde, qui sont utiles pour chaque situation et qui devraient régir les relations fraternelles entre les frères mineurs :

· « La situation de péché ». La réalité à laquelle François se réfère n’est pas un péché particulier commis par le frère, mais à un frère « qui ait péché autant qu’il aura pu pécher », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une situation morale et existentielle dans laquelle le frère est pris au piège, courant le risque grave d’accepter et d’écouter la voix du mal, restant sourd à la voix de l’amour, se maintenant dans la méfiance, le subterfuge, etc. La situation du frère, dans ce cas, ne devrait pas susciter le rejet, le jugement ou la punition comme réaction, mais elle devrait être vue comme une occasion de « faire miséricorde » avec lui.

·  « Après avoir vu tes yeux ». Le texte ne fait aucune mention de la pédagogie discursive, il ne dit absolument rien sur l’usage des mots, sur la nécessité ou l’importance du dire. Au contraire, la langue des signes est utilisée : voir, regarder. Le regard est ce qui rend la miséricorde évidente. Cependant, avant que la miséricorde ne devienne transparente dans le regard, elle doit avoir pris une demeure stable dans le cœur pacifique et réconcilié du serviteur de Dieu. Dieu regarde ses enfants avec miséricorde. De cette logique découle l’équivalence entre l’expression « tes yeux » et l’image du miroir dans lequel se reflète la miséricorde de Dieu pour l’autre. L’existence du frère mineur se transforme en une présence, c’est-à-dire dans le lieu théologique de la miséricorde. Dans la rencontre et dans l’accueil, le frère qui a péché expérimente la miséricorde de Dieu : le frère devient alors le visage visible de la miséricorde de Dieu pour son frère.

· « La persévérance de la miséricorde ». La miséricorde envers le frère qui pèche ne peut jamais finir et ne peut jamais être abolie, même si le frère « péchait mille fois devant tes yeux ». Le mouvement miséricordieux de Dieu ne s’est pas arrêté à cause du péché excessif et de l’infidélité de son peuple : Lui est toujours resté fidèle. François n’indique pas, dans ce cas, de rester fidèle à la vigilance sur la conduite morale, mais invite plutôt les frères à rester fidèles à la miséricorde de Dieu. Cette constance promet que le cercle du péché soit vaincu par la spirale du libre amour de Dieu, recréé dans la rencontre et l’accueil du frère.

· « Attirer l’autre vers Dieu ». L’objectif final de la praxis de la miséricorde est d’attirer le frère vers Dieu. En ce sens, le but final est bien plus élevé que le simple usage de la miséricorde, qui devient en fait un tremplin et une impulsion vers la miséricorde de Dieu. La pédagogie de François, dans ce cas, n’envisage pas dans un premier temps la correction, mais la miséricorde, dont le but est de conduire, et même de tirer le frère vers Dieu ; c’est la logique évangélique de soixante-dix fois sept fois[63]. Cela place le frère dans un dynamisme puissant de prise d’initiative : « et s’il ne demandait pas miséricorde, toi, demande-lui s’il veut la miséricorde ».

· « Faire miséricorde ». François est conscient que la situation de péché ou de fragilité n’est pas agréable pour ceux qui en souffrent. Souvent, ils ne se sentent même pas autorisés à demander pardon. Inviter les frères à offrir gratuitement la miséricorde permet de surmonter cette limite et de rendre la miséricorde efficace dans la vie de ceux qui ont appauvri et refroidi leur existence en s’éloignant de l’amour plein et débordant de Dieu.

Ces versets de la Lmin montrent la miséricorde de Dieu ; le cantus firmus est la miséricorde divine, le médicament efficace pour guérir les blessures humaines, en particulier celles qui sont générées par le péché. Cependant, la correction exercée avec charité et prudence est l’autre face de la miséricorde qui cherche à restaurer l’intérieur et la dignité de l’homme. Comme l’indiquent les Constitutions, dans les cas extrêmes, lorsque les gardiens ou ministres doivent imposer une sanction : « qu’ils n’imposent pas de peines, surtout canoniques, sans y être contraints par une nécessité manifeste, et que ce soit toujours avec grande prudence, charité et respect des prescriptions du droit universel. Dans le même esprit, les ministres peuvent aussi prendre d’autres mesures nécessaires tant pour le bien de la communauté et de la société que pour le bien du frère »[64]. Un aspect important est la prévention de tout type de conduite qui se jouerait au détriment de la dignité de la personne et de celle d’autrui, en particulier des personnes fragiles et marginalisées.

Conclusion

Les considérations sur la pénitence selon les constitutions des capucins dénotent l’importance irremplaçable qu’elle a pour la suite de Jésus. Entendue comme metanoia ou conversion, la pénitence suppose la transformation totale de l’être humain à l’image de l’homme nouveau recréé dans le Christ. La pénitence n’est pas avant tout une conséquence de l’effort humain, mais un don de Dieu et un moyen par lequel ceux qui sont bénis par lui avancent sur le chemin vers le Père ; pour cette même raison, les pénitents entrent dans la catégorie des pauvres, ceux qui reçoivent tout de Dieu. Par conséquent, le dynamisme de la pénitence devrait caractériser toute la vie du chrétien, exigeant une prise de responsabilité, de la persévérance et une vigilante attention envers le don reçu de la vocation. Elle dépasse les limites d’un comportement ascétique inspiré d’une vision seulement individualiste de la perfection, car elle conduit à la redécouverte de Jésus-Christ dans l’autre. Cela signifie qu’elle se manifeste par des fruits, c’est-à-dire des signes concrets, qui rendent crédible quiconque prétend la pratiquer. Il est nécessaire de bien garder à l’esprit la correspondance entre pénitence et décision de changer de vie, laquelle s’exprime dans la repentance, la contrition et la fidélité au bien. À la lumière de tout cela, la pénitence apparaît comme une condition indispensable pour atteindre à l’accomplissement de la véritable image de l’homme : Christ, l’envoyé du Père. Il est le visage visible et concret de la miséricorde du Père qui, à son tour, est le fondement de la fraternité et de la minorité.



[1] Const. 109,1.

[2] Mc 1,15.

[3] Lc 15, 11-32.

[4] Cf. par exemple : Mc 6,12 ; Lc 5,32 ; Ac 26,20 ; Mt 3,8 ; Lc 3,8 ; 13,35 ; Ac 2,38 ; 8,22 ; 17,30 ; Ap 2,5.21 ; 3,3.19 ; 9,21 ; 6,11 ; Mt 3,1-2 ; 4,17 ; 11,17.20 ; Lc 3,10-14 ; 5,32 ; 15,7.10 ; 24,47.

[5] Cf. CPO IV 36b ; 41s.

[6] Test 1,1 :  EVT 308 – les références des textes sources franciscains sont donnés en français selon la traduction et les abréviations de J. Dalarun (dir.) François d’Assise, Ecrits, Vies, témoignages, Paris 2010 (désormais « EVT ») (NdT).

[7] Cf. Lc 15, 11-32 ; 18, 9-14.

[8] Const. 109, 2.

[9] Cf Test 1 : EVT 30 : 2Reg 10, 7: EVT 269.

[10] Cf. 2Reg 1,1 ; 2,11 : EVT 259 et 261.

[11] Const. 109, 3.8.

[12] 1C 103 : EVT 598-599.

[13] Const. 110,1.

[14] LOrd 44 : EVT 373.

[15] « …de qui et par qui [Dieu] et en qui est tout pardon, toute grâce, toute gloire de tous les pénitents, de tous les justes, de tous les bienheureux qui se réjouissent ensemble dans les cieux » (1Reg 23,9 : EVT 226).

[16] Const. 112,1.

[17] Const. 110, 2.

[18] Const. 112,2.

[19] 1Reg 21,7-8 : EVT 216 ; cf. FragWo 64-65 : EVT 238.

[20] Cf. Dt 32,11.

[21] Jn 14,6.

[22] Const. 113,1.

[23] Const. 111,3.

[24] Cf. 1Reg 17: EVT 210-212 [et 1Reg 21 : EVT 215-216, NdT].

[25] Const. 109, 5.

[26] Const. 109, 8.

[27] 1Reg 23,4 : EVT 223.

[28] Cf. Mt 25,31-46.

[29] Test 1-3 : EVT 308.

[30] Const. 113,3.

[31] Const. 109,6.

[32] Cf. CPO VI 5.

[33] Const. 110,2.

[34] Const. 110,5.

[35] Const. 110,4.

[36] Const. 111,1.

[37] Cf. Adm 12 : EVT 290.

[38] Cost. 111,6.

[39] Cf. Cost. 111,3-5.

[40] Cf. Test. 1-3 : EVT 308.

[41] Cost. 109, 4.

[42] 2Reg 3,10 : EVT 263.

[43] Cost. 109,7.

[44] Const. 114,1.

[45] Const. 114, 2.

[46] Const. 114,3.

[47] Const. 115,1-2.

[48] Const. 114,4.

[49] Cf. Const. 115, 1-4.

[50] Const. 114,5.

[51] Const. 114,6.

[52] Const. 116,1.

[53] CPO I : II,9ss.

[54] Adm 18,1 : EVT 292.

[55] Adm 6, 1 :  EVT 287.

[56] Cf. 1Reg 11, 7s :  EVT 205.

[57] Cf. 2Reg 3,11 : EVT 263.

[58] Adm 6 : EVT 287.

[59] Const. 116,2.

[60] Const. 116,3.

[61] Const. 113,2.

[62] LMin 9-11 : EVT 378-379.

[63] Cf. Mt. 18,22.

[64] Const. 116,4.

Dernière modification le vendredi, 12 juin 2020 10:49
FaLang translation system by Faboba
Copyright: Curia Generalis Fratrum Minorum Capuccinorum
Via Piemonte, 70 - 00187 Roma, Italia, tel. +39 06 42 01 17 10 / +39 335 1641820, ofmcap.org - 1528 - 2022 webmaster